ROMAN QUÉBÉCOIS ANNA LEVENTHAL ET DANIEL GRENIER

Fusion parfaite

Douce détresse

Anna Leventhal

Traduit de l’anglais par Daniel Grenier

Marchand de feuilles, 296 pages

L’auteure anglo-montréalaise Anna Leventhal a remporté l’automne dernier le prix du premier livre de la Quebec Writers’ Federation pour son recueil Sweet Affliction. Bonne nouvelle, Douce détresse paraît dès cet hiver au Marchand de feuilles, dans une formidable traduction en « français québécois » de l’écrivain Daniel Grenier. Discussion sur ce livre aux multiples couches avec l’auteure et celui qui, pendant quelques mois, a pratiquement vécu dans sa tête…

Êtes-vous originaires de Montréal ?

Daniel : Je viens de la Rive-Sud mais j’ai longtemps vécu à Montréal. Par contre, je suis installé à Québec depuis septembre 2013.

Anna : Je viens de Winnipeg et je suis arrivée en 1997 pour mes études à McGill. Je ne suis jamais repartie.

Avez-vous beaucoup travaillé ensemble pour la traduction ?

Anna : Pas tant que ça. C’était souvent les jokes qui posaient problème, ou les jeux de mots. J’aime beaucoup ça, les jeux de mots…

Daniel : C’est ce qui est le plus difficile à traduire, les jeux avec la langue, ainsi que les références culturelles très pointues. Certaines fonctionnent parce qu’elles sont assez internationales, alors que pour d’autres, c’est impossible. On doit alors faire plusieurs adaptations, car ça n’a aucun sens de les laisser comme elles sont.

Est-ce que ce livre aurait pu être traduit par un Français, ou en français international ?

Daniel : Moi je n’aurais pas aimé ça… avec des « putain » partout ! Dès que j’ai abordé cette traduction, j’ai décidé de le faire en québécois, dans la langue montréalaise bilingue parlée. L’éditrice de Marchand de feuilles, Mélanie Vincelette, m’a suivi même si elle a parfois dû me calmer…

C’est un choix radical.

Daniel : Mais il y a des trucs qui vont loin dans le livre ! Quand Anna intitule sa nouvelle A Goddamn Fucking Cake, c’est radical. Mais tu peux imaginer que j’y ai réfléchi longtemps… Je l’ai finalement traduit par Un hostie de câlisse de gâteau. Mais qu’est-ce que tu fais sinon, si tu veux rester sur l’ambiance du titre ?

Est-ce que Douce détresse est un livre montréalais ?

Anna : Oui. Mais il y aussi des histoires qui se passent à Winnipeg et d’autres qui sont carrément dans une autre dimension…

Daniel : C’est sûrement à cause de la nouvelle Moving Day (Premier juillet) qu’on associe ton livre à Montréal. Et tu décris bien le Mile End aussi… Mais je me demandais, à quel moment, pendant l’écriture, tu as commencé à savoir que tu devais relier les nouvelles ensemble ? Car pour moi, c’est ce qui fait que c’est un livre, et non pas juste des histoires… Chacune est 100 fois plus complexe que prise toute seule.

Anna : C’est une bonne question. Disons que ce n’était pas vraiment intentionnel, mais ce n’était pas accidentel non plus.

Quelle est la première histoire que tu as écrite ?

Anna : Un ours polaire au musée, en 2006.

Tu es partie de ça ensuite pour écrire le livre ?

Anna : Quand j’ai écrit cette histoire, je ne savais pas que ça deviendrait un livre. Quelques histoires sont venues séparément, puis vers 2010, j’ai commencé plus sérieusement. C’est là que je me suis rendu compte que j’écrivais un livre.

Daniel : Le livre marche, avec ces personnages qui reviennent à différents moments de leur vie, mais du point de vue du temps, on a parfois l’impression que le livre se passe dans le futur.

Anna : Ce n’est pas le cas ! J’ai fait une timeline, et ça fonctionne.

Daniel : Penses-tu que les gens peuvent mal réagir à ça, un journaliste, quelqu’un à l’université qui l’analyserait ?

Anna : J’ai plus peur que les gens soient perdus. Je ne veux pas qu’ils aient trop de bogues en lisant, qu’ils ne s’accrochent pas trop à quand ça se passe, à l’âge, à chaque personnage… Parfois je me dis que ç’aurait été plus facile de faire les histoires séparées sans lien entre elles, mais ce n’est pas ça qui est arrivé…

Daniel : Je pense que c’est un meilleur livre ainsi, impressionniste et très riche. Mais je l’ai lu tellement souvent ! Quand tu traduis quelque chose que tu aimes, ça te fait l’aimer encore plus, tu réalises tout le travail derrière, qui est subtil. C’est comme une espèce de fusion étrange entre nous deux…

Anna : Il y a des couches de sens que je suis la seule à comprendre parce que les gens ne sont pas dans ma tête… sauf Daniel ! Lui, il est un peu dans ma tête.

La maladie est très présente dans ton livre, les gens souffrent de toutes sortes de choses.

Daniel : En fait, c’est très corporel comme livre. Peut-être plus que la maladie, le thème est le corps et la manière dont on est pris dedans.

Anna : Oui, c’est l’expérience d’avoir un corps qui m’intéresse. Mais c’est vrai que je pense beaucoup à la maladie. Tant de gens de mon âge sont pris avec des maladies graves, plein de gens sont dans cette situation. La question que je me pose, c’est : comment les gens survivent ?

Daniel : La maladie, la mort, mais aussi le questionnement sur le fait d’être mal dans sa peau. Ou bien dans sa peau. Il y a souvent la confrontation des deux dans le livre d’Anna.

C’est intéressant de vous écouter parler, on dirait que vous redécouvrez des choses ensemble !

Daniel : Il faut dire qu’on ne s’est jamais rencontrés !

Anna : En fait, on s’est rencontrés une fois, mais avant la traduction.

Daniel : Pour le livre, sinon, on a communiqué par Facebook.

As-tu un autre livre en chemin, Anna ?

Anna : J’ai quelques projets, mais rien dans un futur proche.

Daniel : J’espère en tout cas que la traduction fonctionnera un peu… Mais c’est dur de savoir.

Est-ce que tu crains que les gens soient choqués par tes choix de traduction ?

Daniel : Non. Ma crainte est d’avoir laissé quelques erreurs, des calques, des fautes dues à ma connaissance nécessairement imparfaite de la langue française. Mais c’est la crainte de n’importe quel traducteur.

EXTRAIT

Douce détresse, d’Anna Leventhal

« Je lui dis que ses partys ne sont que d’insupportables étalements de son égo. Je lui dis qu’elle mène un train de vie socialement responsable et qu’elle pose des gestes engagés uniquement parce que ça paraît bien dans son C.V., et que si elle se souciait réellement de ses amis, elle ne se crisserait pas royalement d’un homme qui est quasiment mort – je le dis, mort – et elle se forcerait au moins pour lui acheter un hostie de câlisse de gâteau de fête.

Je lui dis qu’une enfance merdique, ce n’est pas une raison pour être aussi hypocrite, et qu’est-ce qu’elle s’imagine au juste, qu’elle est la seule au monde à avoir eu deux mères homos ? Reviens-en.

Je lui dis, en gros, qu’elle ne mérite pas l’amitié de Bruce, et qu’elle ne mérite pas non plus, à un degré moindre, la mienne.

— Mais on est là pareil. On est crissement là pareil, tabarnak. »

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